Tends l’oreille à même le sol et tu entendras les pas de la fourmi : pour une description théorisée des phénomènes issus des langues africaines
Ancien étudiant de l’Université de Franche-Comté, Besançon puis de l’Université de Paris X, Nanterre où il a soutenu sa thèse, Sylvester Nhnẹanotnu Osu est professeur des universités au sein du département de Sciences du langage, Faculté de Lettres et Langues, à l’Université de Tours. Il enseigne entre autres les cours d’énonciation, de classification des langues, de langue ikwere, d’épistémologie, de typologie des langues, et d’ethnolinguistique. Il mène ses recherches au sein du Laboratoire Ligérien de Linguistique (UMR 7270, CNRS, Université de Tours, Université d’Orléans, Bibliothèque Nationale de France) dans une approche pluridisciplinaire (sémantique énonciative, phonologie, ethnolinguistique) dans le domaine africain, plus particulièrement sur la langue ikwere, une langue du Nigeria. Il inscrit l’essentiel de ses travaux dans le cadre de la linguistique de l’énonciation, notamment, la Théorie des Opérations Prédicatives et Enonciatives (TOPE) élaborée par Antoine Culioli et ses associés.
Au sein du Laboratoire Ligérien de Linguistique, Sylvester Nhnẹanotnu Osu est directeur de l’équipe « Variation : Enonciation, Typologie, Diachronie ». Auteur de nombreuses publications il a récemment, co-édité un ouvrage de 718 pages chez De Gruyter, intitulé « L’expression du manque à travers les langues ». Sylvester Osu collabore à plusieurs revues internationales et est co-directeur de la revue en ligne CORELA (https://journals.openedition.org/corela). Il a fondé le Réseau de linguistique de l’énonciation et mis en place le colloque international de la Théorie des Opérations Prédicatives et Enonciatives (TOPE).
En toute vraisemblance, l’Afrique compte de très nombreuses langues allant jusqu’à 2000 selon diverses sources. Une véritable richesse pour les peuples qui les parlent. De plus, la plupart des Africains maîtrisent plusieurs langues à la fois. Ces langues sont réparties essentiellement entre quatre familles, à savoir Afro-asiatique, Niger-kordofan, Nilo-saharien et Khoisan.
On observe toutefois que les langues africaines sont pour la grande majorité à tradition orale, mal documentées et peu décrites et parfois qualifiées comme en voie de disparition. En effet, à l’exception de quelques-unes d’entre elles, ces langues n’ont pas véritablement fait l’objet d’études scientifiques c’est-à-dire l’application particulière des méthodes de la linguistique générale à l’étude systématique de ces langues (cf. Alexandre, 1967 : 29). Seuls quelques manuels visant à les doter d’une orthographe ou encore des listes de mots avec une traduction dans une langue de grande diffusion (français, anglais, allemand, …) leur sont consacrés.
Ce manque d’études scientifiques peut s’expliquer, du moins en partie, par ce qu’au fil du temps, l’étude des langues africaines a été réalisée d’une part, à des fins religieuses, philanthropiques et philosophiques et d’autre part, à des fins politiques.
On se souvient, par exemple, que les missionnaires qui œuvraient au sein de la Church Missionary Society (CMS), à Fourah Bay Institute, le plus ancien centre sur le continent africain fondé en 1787 à Freetown (Sierra Leone) pour l’étude des langues africaines, avaient une consigne claire : l’étude des langues africaines devait servir de moyens de porter le christianisme protestant à l’attention des Africains, ne serait-ce que par le biais de la Bible traduite dans ces langues. Elle devait également permettre à travers la rédaction des grammaires et littérature de démontrer l’humanité essentielle des langues d’Afrique, et par conséquent, des peuples africains. En bref, une telle étude devait servir d’ultime argument dans la campagne humanitaire contre la traite des esclaves africains (Koelle 1854, rep. Hair 1963 : 7). En un sens, philanthropes et philosophes ont besoin, pour justifier leurs campagnes humanitaires, de prouver non pas seulement la dignité, mais même la simple humanité de l’homme africain (Alexandre, 1967 : 30).
La présente communication se propose d’aborder la nécessité de réenvisager l’étude des langues africaines. Dans cette perspective, la description des phénomènes doit intégrer la théorisation en même temps que la théorisation doit se fonder sur la description des données organisées autour des problématiques elles-mêmes issues des pratiques langagières.
Plus précisément, la linguistique africaine doit s’assigner l’analyse du détail de la singularité des langues africaines de sorte que cela sert de clé à la théorisation. Ainsi, elle doit placer l’étude des langues africaines au cœur de « la linguistique du généralisable ou de la linguistique théorique » (cf. Culioli 1999a : 82). Cela implique que la linguistique africaine devra désormais participer à une meilleure compréhension de l’activité de langage. Elle devra de ce fait, s’interroger sur ce qui rend possible le passage d’une langue à une autre, que ce soit à travers la traduction ou à travers l’enseignement et l’apprentissage des langues. Enfin, la linguistique africaine devra désormais participer pleinement à une science qui intègre dans ses objectifs la construction de l’intelligence artificielle, c’est à dire qu’elle devra s’intéresser à la communication homme-machine.
Il faut alors redéfinir les programmes de recherche et faire en sorte qu’ils visent en priorité à cerner la singularité des langues. Autrement dit, il faut mettre au cœur des programmes la recherche de la spécificité des unités de chaque langue pour ainsi déterminer ce qui, au delà de la spécificité de chaque langue, est généralisable à toutes les langues.
Dans cette perspective, cette communication tentera de montrer en illustration, comment le cadre théorique et méthodologique de la théorie des opérations prédicatives et énonciatives (TOPE) développée par Antoine Culioli et ses associés peut offrir aux linguistes africains et africanistes la possibilité de calculer la valeur des unités autrement dit, de dégager avec rigueur et cohérence, le fonctionnement invariant et spécifique de chaque marqueur d’une langue donnée à travers la diversité de ses emplois dans des énoncés. En effet, la TOPE propose une optique qui vise à appréhender le langage à travers la diversité des langues naturelles (cf. Culioli 1991, 1999a&b, 2018 et ailleurs). Cela consiste à reconstruire par une démarche théorique et formelle les opérations qui sous-tendent l’activité langagière et qui mettent en jeu dans des réseaux complexes, les catégories grammaticales (aspect, temps, modalité, nombre, etc.) dont les marqueurs sont la trace dans des énoncés.
Références
Alexandre, Pierre. (1967). Langues et langage en Afrique noire. Paris, Payot.
Culioli, Antoine. (1991). Pour une linguistique de l‘énonciation : opérations et représentations. Tome 1. Gap, Ophrys.
Culioli, Antoine. (1999a). Pour une linguistique de l‘énonciation : formalisation et opérations de repérage. Tome 2. Paris, Ophrys.
Culioli, Antoine. (1999b). Pour une linguistique de l‘énonciation : domaine notionnel. Tome 3. Paris, Ophrys.
Culioli, Antoine. (2018). Pour une linguistique de l‘énonciation : tours et détours. Tome IV. Paris, Ophrys
Koelle, Sigismund Wilhelm. (1853) reprinted Hair, P.E.H. (1963). Polyglotta Africana. Graz, Akademische Druck – U. Verlagsanstalt.